Tout jardinier connaît la fragilité de son jardin. Celui-ci aurait pu disparaître. Situé sur une petite commune de la côte d’Albâtre, La Chapelle sur Dun, son propriétaire, Joël Santoni, l’avait amoureusement dessiné, planté et agrandi.
Il l’avait bordé de haies pour le protéger du vent de la plaine, doté d’une mare, très vite investie par des poules d’eau, équipé de prises d’eau sur ses deux hectares. Il avait cherché des plantes rares et soigné les couleurs des feuillages, embaumé les coins repos de jasmin, glycine et rosiers anglais, puis était parti, l’avait vendu, et son avenir avait été compromis.
Mais voilà qu’un artiste, un sculpteur venu de la région parisienne, Robert Arnoux, le découvre en 2014. Il cherche tout d’abord de la place pour son atelier et pour disposer ses sculptures d’extérieur. Il n’est pas jardinier, mais lui et son épouse, Corinne Brenne, tombent sous le charme de cet espace merveilleusement aménagé autour d’une longère cauchoise, inconscients au départ du travail à fournir pour le maintenir en l’état.
Le sculpteur le comprend cependant comme une évidence, une résonance à son travail d’artiste, l’aboutissement de ce qu’il veut dire avec le paysage.
Et, avec un engagement total, le couple s’attelle à la tâche, aidé d’un jardinier à mi-temps et des lumières bienveillantes de deux paysagistes, Guillaume Gosse de Gore (Jardins de Séricourt dans le Pas de Calais) et Françoise Bougnoux (Jardin du Point du Jour, Verdelot en Seine et Marne).
Il garde la structure générale, l’allée de rhododendrons, l’accueil pavé avec sa tonnelle recouverte de rosiers et de clématites, les rosiers Pierre de Ronsard sur la façade ponctuée de potées de verveine, le jardin nourricier à l’arrière et son jardin d’ombre planté de graminées, d’arbres à faisans, d’herbes du Japon (Hakonechloa macra), de fusains, sédums, Rodgersia podophylla, hellébores, bruyères et fleurs des elfes (Epimedium)…
L’ancien propriétaire avait rattrapé une forte surélévation à l’ouest en creusant le terrain pour un jardin de buis près de la maison et construit quelques marches qui rejoignent le niveau du parc. Le jardin de buis est conservé et prêtera ses murs à de futures fresques.
Dans le parc, coupé en son tiers par un double rideau de peupliers, Robert Arnoux a également conservé les collections de rhododendrons, de rosiers et d’hydrangéas, les chèvrefeuilles et les jasmins sur les portiques, les sous-bois de féviers jaunes d’Amérique (Gleditsia triacanthos), orangers du Mexique (Choizya), cornouillers panachés blancs, magnolias, camélias, arbres à bonbons violets (Callicarpa bodinieri ‘Profusion’), les bouquets de genévriers, arbres au caramel (Cercidiphyllum japonicum), érables, cyprès dorés et ginkgo biloba couvrant le sol d’un tapis d’or à l’automne. Il garde aussi un verger de pommiers et cerisiers et derrière un bois, récemment taillé en transparence, une allée cavalière pour un futur projet de Corinne…
Ce sera donc l’écrin du sculpteur. La grande page de son dessin personnel, son dessein aussi. Quatre-vingts sculptures y trouveront place, en plusieurs étapes d’aménagements, non pas disposées par touches opportunistes ni comme dans un show-room, mais suivant un scénario précis qui, au fil d’un parcours initiatique, racontera une cosmogonie symbolique, à l’instar des jardins de l’Antiquité et de la Renaissance.
À ce jour, plus d’une quarantaine de statues sont déjà disposées. Elles semblent sortir de terre, ancrées dans un socle enterré et invisible. Composées de résine et béton de chaux non gélifs, enduites de différents matériaux, façon marbre, pierre, fresques, couvertes de feuilles mortes, de mica doré ou rose du Brésil, d’enduit phosphorescent, blessées, scarifiées parfois. Fluides, rondes, élancées, elles appellent les caresses sur leurs contours lisses et soyeux, inspirées, comme le confie Robert Arnoux, des madones médiévales, « …des baigneuses de Cézanne ou des causeuses de Camille Claudel, des photos d’Edouard Boubat, des silhouettes de Brancusi… ».
Et là, sur la terrasse, une histoire commence, celle du premier des trois jardins imaginés par le sculpteur-jardinier avec son complice le paysagiste Guillaume Gosse de Gorre : Le jardin du feu. Trois grands cercles de fer enfouis dans le sol retiennent des éclats d’ardoises et des pierres de pouzzolane.
Les deux premiers symbolisent avec de grandes lames de schiste de Corrèze l’origine de la vie, le Big Bang et la création de la Terre.
Le végétal s’associe au printemps avec le minéral grâce à des graminées rouges, l’herbe sanglante (Imperata cylindrica ‘Red Baron’), pourpres (Pennisetum setaceum) et des géraniums vivaces, colorant une explosion tellurique.
Dans le troisième cercle, la communauté humaine a fait la conquête du feu. Huit couples sont réunis autour d’un brasier qui s’allume le soir, au-dessus d’un tapis de graminées, de géraniums et de sédums. Tous les âges sont représentés, de l’enfant au vieillard, « … témoins d’une civilisation d’après, ensemble et apaisée ».
Passé le rideau de peupliers, l’espace s’ouvre sur les étapes de la vie dans une série de scénettes mises en scène dans le deuxième jardin : Le Jardin de l’eau. Un couple s’enlace dans un baiser, l’homme qui s’élance vers le ciel est l’Homme Joie, une femme enceinte, Promesse de Lumière, s’isole dans les azalées, un groupe d’enfants écoute le récit d’une femme assise sur la pelouse pour La présentation aux enfants. Sur l’île du bassin, adossée à un pin noir, une femme lit, peut être un conte, à un jeune enfant.
Bientôt une grande photo d’un homme à l’offrande sous une cascade, Renaissance, de Yann Monel, trouvera sa place sur la rive, comme en miroir à celle de la terrasse lui faisant face, noyée dans une explosion de graminées miscanthus sinensis Adagio.Dans le verger, au fond, un couple avec un nouveau-né et une silhouette isolée semblent cueillir sous les arbres les fruits de la vie.
Tous ces personnages, à taille humaine, ont investi l’espace et accompagnent le promeneur sur un parcours qui l’entraîne vers le troisième jardin : Le Jardin du Ciel et de la Terre, que Robert Arnoux est en train de créer avec l’appui de son amie Françoise Bougnoux.
Cet espace ne reprend pas les plantations antérieures. Là, le végétal devient un matériau choisi pour la construction de l’œuvre.
Au sol se dessine l’ébauche d’un immense disque bi chinois, symbole de l’univers céleste, en acier et en pierres que le sculpteur a rapportées du Sahara. Tout autour, huit panneaux de verre enchâssant des silhouettes dorées représentant les âmes, s’offriront au regard d’un enfant à l’écart, protégé par une vigne pleine de promesse.
À droite, un labyrinthe de bouleaux vient d’être planté. A leurs pieds, des bruyères blanches persistantes (Erica x darleyensis silberschmelze), des aspérules (galium odoratum), des fougères et du thym blanc en couvre sol, symboliseront la Voie lactée au centre de laquelle une forme, Au cœur du Monde, est déjà accroupie. Cosmogonie toujours, le terrain se prépare à côté pour une série de topiaires rondes et de tailles différentes, mêlées à des boules d’acier.
Une jeune charmille formera un écrin de cinquante mètres derrière cet ensemble, cachant une longue pelouse, futur couloir d’eau à fond noir qui sera ponctué à une extrémité par la statue de l’homme dressé, l’Envol, en mica blanc, et à l’autre, une porte en acier, noire, découpée en son centre d’une forme humaine, qui mènera vers un au-delà inconnu. Ici, une crypte végétale dans un sous-bois touffu…
Les statues de Robert Arnoux qui accompagnent ce chemin symbolique de la destinée humaine et de sa place dans l’univers, resteront dans son jardin. Mais, gardant les originaux de ses œuvres, il les installe lors d’expositions in situ, comme il l’a fait dans les jardins de Bagatelle à Paris, de Saint Jean de Beauregard, de Séricourt près d’Arras, du Vert Bois près de Lille, d’Annevoie près de Namur ou d’Auvers sur Oise…
Jardin hors normes, on l’aura compris. A lui seul, œuvre d’art, mais aussi projet d’une vie comme il le confie, qui lui a permis d’exprimer ce qu’il ressentait en tant qu’artiste et en tant qu’homme.
Un jardin pour méditer, qu’il entretient pour qu’il reste lisible dans son message mais où la nature doit garder sa part de liberté. Robert Arnoux fait référence alors à Gilles Clément et à son Jardin en mouvement. Sans y adhérer complètement, il reste cependant sensible à ce partage avec la nature par conviction mais aussi par nécessité.
Le temps dira (le couple se donne encore deux ans pour achever les aménagements) s’il a tenu le pari d’une mission difficile, celle d’un jardin entre maîtrise et naturel qui transmet à tous et à chacun l’envie d’un autre monde.
Charlotte Latigrat
Photos : Yann Monel (YM) et Catherine Cotelle (CC)
Le jardin-atelier de Robert Arnoux et Corinne Brenne est en Seine-Maritime, à 5km au Sud-Est de Veules-les-Roses : 309 Sente Cauvillaise, 76740 La Chapelle sur Dun. Il est ouvert à la visite, sur rendez-vous. Nombreux renseignements sur la page dédiée au jardin d’art du sculpteur Robert Arnoux.