
Terre de l’abbaye de Jumièges dans la nuit des temps, puis maison de plaisance sous Louis XIII, puis nouveau Temple des Arts à la fin du XIXème siècle… Tombé par la suite en totale désuétude, et enfin sauvé en 1969 pour une nouvelle et attachante vie artistique, sous l’égide de la Matmut. Voilà qui n’est pas un destin banal.

Tout aussi singulier y apparaît l’engagement de la Mutuelle. On parlait autrefois de « familles mutualistes ». Une telle origine implique un lien, une tradition et une transmission. La Matmut a été créée et développée par des générations de sociétaires, dont beaucoup n’avaient que des moyens très modestes. Devenue ce qu’elle est de nos jours, elle garde le souvenir de ses origines, au plus près de ses assurés et collaborateurs.
Comment illustrer cette belle histoire ? L’Art Partagé est sans doute apparu à tous comme une évidence. Une aventure originale à découvrir, une vision généreuse, une ouverture à tous ! Le tout durablement projeté dans notre temps !
En aval de Rouen, le site de Saint-Pierre-de-Varengeville apparaît totalement ouvert sur le paysage environnant. Point de hauts murs ni de hautes grilles, hormis celle qui marque superbement l’entrée. La Matmut marque ainsi d’emblée les principes d’ouverture, d’accessibilité et de gratuité qui sont au cœur de son projet. Chacun entre et circule librement au gré de ses envies. Le ton est ainsi donné dès les premiers pas.

Le château nous accueille d’abord, brillant de mille feux dans le style néo-Louis XIII, festonné de pierres blanches sur fond de briques. Il a été reconstruit en 1898. Gaston Le Breton, directeur des Musées du département, amateur éclairé et grand collectionneur, le fit réaliser en une dizaine d’années par un architecte rouennais fameux de l’époque, Lucien Lefort. La devise du fronton annonce fièrement ce qui sera sa raison d’être : Omnia Pro Arte : Tout pour l’Art ! Il succède à un premier château, probablement construit dans la première moitié du XVIIe siècle, dont subsiste encore une magnifique cave voûtée.
Une période brillante se prépare. Tout ce qui compte dans le monde des arts, de la littérature et de la musique se pressera dans les lieux, tandis que de riches collections viendront peupler les galeries et salons. Mais Gaston Le Breton meurt en 1920. Son fils hérite en 1931. Il semble être plus tourné vers la chasse et les magnifiques collections sont probablement dispersées. Puis vient l’Occupation, ce qui n’arrange rien. Finalement le domaine est vendu en 1964 pour y établir une ménagerie plus ou moins fantôme qui ajoute à la désuétude des lieux. Enfin l’horreur: en 1969 les fauves pensionnaires se repaissent dramatiquement de leur soignante…. A-t-on touché le fond?


C’est alors qu’intervient la Matmut. Un tel lieu de création ne saurait périr ainsi… Le domaine est acheté en 1969, en vue d’y installer des collaborateurs du Groupe. Mais entre-temps a pu mûrir une vision nouvelle, portée en particulier par Daniel Havis, aujourd’hui Président d’honneur. En 2012, le château est entièrement aménagé et dédié à de nombreuses expositions. Le Centre d’art contemporain de la Matmut est né…
Le Tout pour l’Art d’origine est devenu L’Art pour Tous! Il deviendra en 2021 le Centre d’art contemporain de la Matmut – Daniel Havis, en reconnaissance à celui qui a si bien illustré le sens et les valeurs du mutualisme à travers cet espace exceptionnel. Tout naturellement, le personnel est relogé dans un bâtiment neuf proche, bien intégré avec ses formes d’orangerie. Personne ne cherche à le dissimuler. Dans l’art, dans les jardins, le travail quotidien garde toute sa place.
Un tel jardin ne peut être abordé autrement que dans l’état d’esprit qui l’a fait naître. Mais j’ai de la chance! Sophie Lemaire, responsable du pôle culturel, et Élise Mariage, en charge des expositions, vont me guider. Je n’aurai qu’à me laisser porter par leur passion et leur enthousiasme.


Tout commence fort bien! Nous entrons dans un espace très ouvert d’environ six hectares, peuplé d’oiseaux, où s’annonce une multitude de parfums et de couleurs. Six jardins sont disposés autour du château, scandés par dix-sept œuvres monumentales d’art contemporain, issues des collections de la Matmut et disposées selon le choix de chaque artiste. Le Très grand masque de Gorille de Quentin Garel observe la Tête de Panthère monumentale de Patrick Villas. Quel bestiaire!
Une surprenante Vallée, de Nils Udo, creusée avec harmonie autour d’un tilleul, établit le lien entre Art et Nature. Plus intérieures, les œuvres de Jean-Marc de Pas jalonnent symboliquement les sentiers.
Chacun des six jardins représente un univers en soi, favorable à la découverte et à la méditation.
La belle grille d’entrée, légèrement désaxée, est l’œuvre du ferronnier d’art rouennais Ferdinand Marrou, tout comme les multiples faîtages du château. S’ouvre en premier le Jardin à la française. Les grands bassins reflètent l’architecture des lieux, immuables et sereins. Massifs, broderies, topiaires de buis et d’ifs, habilement ciselés, ponctuent cet espace élégant et raffiné.
Le château lui-même change d’aspect: classique, côté fronton, il prend sur l’arrière une allure beaucoup plus normande et traditionnelle, avec ses appareillages de silex et de pierre blanche.
Nous commençons par le Jardin des Couleurs, suite de sept espaces exubérants dédiés chacun à une couleur spécifique.
Le Jardin Blanc est marqué par la sculpture Evolution, de Norman Dilworth. A la pureté originelle de cette couleur répondent les tons verts ou argentés des feuillages.
Puis vient le Jardin Rouge, sensuel et somptueux, ourlé de graminées, où le pourpre sombre du Cercis Canadensis ‘Ruby Falls’, petit arbre de Judée pleureur, joue avec la frivolité du rouge vif des Dahlia ‘Bishop of Llandaff’.


Nous prenons ensuite de la hauteur avec le Jardin Ambré, qui s’élève progressivement sur un tapis vert minéral. Voilà l’occasion d’une pause contemplative.
Mais arrive l’éclatant Jardin Jaune, rayonnant de couleur avec au centre le Gleditsia triacanthos ‘Sunburst’, Quatre chemins issus du centre délimitent les massifs de tailles égales, foisonnants et contrastés.
Puis le Jardin Mauve, plus minéral avec ses pavés concentriques. Il est constitué de hautes vivaces, en particulier les grosses boules d’Allium Giganteum au printemps et les Physostegia virginiana, en automne.
Suit alors le Jardin Bleu fait d’ondulations d’iris et d’eau ruisselante sous nos pieds.
Et pour finir, le Jardin Vert qui s’adresse à la vue comme au toucher et à l’odorat, au moyen de toute une collection de plantes sagement disposées case par case. C’est le bouquet final.
Un peu étourdis par tant de sensations, nous débouchons sur le Jardin médiéval, à l’inverse très classique, avec des massifs surélevés, ordonnés en carrés, garnis d’espèces condimentaires, aromatiques et médicinales traditionnelles telles l’absinthe ou pommiers et de poiriers en espaliers, derrière la haie de charmille.


Très différent est le Jardin Japonais, dont le grand torii rouge nous fait passer du domaine profane au domaine sacré. Le premier espace évoque en miniature les paysages traditionnels du Japon. Des carpes koï passent lentement sous nos pas, tandis que les multiples cascades évoquent de frais et reposants vallons, peuplés d’érables, d’azalées, de rhododendrons, de sarcococcas. Approchons-nous la parfaite harmonie ?
Nous passons au Jardin du Thé, dédié à la cérémonie traditionnelle et à ses ablutions purificatrices. Sur un sol recouvert d’helxine, un Ilex crenata, taillé en nuage, symbolise le travail à accomplir pour atteindre l’Harmonie. Un Acer palmatum ‘Shishigashira’ prend une allure de bonsaï.
Enfin le Jardin Zen, à travers un passage de bambous tressés… Le gravier évoque à nouveau un monde miniature, fait d’îles et de rochers… Voilà venu le moment de la méditation, le Yin et le Yang parviennent à l’équilibre. Groupées par trois, des pierres symbolisent la Terre, le Ciel et les Hommes.


Le vaste arboretum annonce une nouvelle ambiance : clairière d’arbres anciens de Normandie, complétés d’une soixantaine d’espèces nouvelles, dédiée à la découverte botanique, ainsi qu’à l’acclimatation. Nos vieux parcs, suivis par des générations de passionnés, retrouvent en période d’urgence climatique toutes leurs lettres de noblesse, comme détenteurs du temps long et de l’observation patiente. Hommes et plantes y sont associés depuis toujours sans que l’on sache lesquels disposent du plus fort potentiel d’intelligence, d’initiative et d’adaptabilité. Chaque arbre dispose d’un génome plus riche et diversifié que celui des humains, ainsi que d’une grande faculté de mutation. Il est pour nous un allié et un garant. J’ai pour ma part sympathisé avec un superbe Betula utilis ‘Jacquemontii’!
Mais revenons vers le Jardin des cinq chambres, qui s’étend le long des magnolias de la grande allée. Les œuvres fines et sensibles de Jean-Marc de Pas y ponctuent les étapes d’un parcours consacré à l’Évolution. Au départ, le Chaos. Sol sinistre zébré d’ardoises brisées et de schistes sortant du magma originel. Cependant, au centre, un menhir donne la première idée d’un ordre vertical naissant, reliant le ciel à la terre. La végétation primitive est faite de prêles, de fougères. Nous sommes il y a 350 millions d’années… Un Ginkgo Biloba, de la famille la plus ancienne connue (270 millions d’années) complète le tableau. Songeons que c’est l’ancêtre des ancêtres, l’arbre des tout premiers paysages… Puis arrive l’Eden, qui évoque le nombre sacré 7, tout comme les 7 jours de la Genèse. Le pommier symbolise l’éternelle lutte du Bien et du Mal.

Le Pentagramme met ensuite en lumière les statues des quatre saisons qui évoquent aussi les quatre âges de la vie : naissance, plénitude, vieillesse et mort. Le temps se structure. Un cercle symbolique inclut la célèbre étoile à cinq branches de Léonard de Vinci, créée en 1492, qui propose une figure universelle de l’Homme. Au centre, un rosier Gallica.

Vient ensuite le Jardin de la réflexion : le monde est devenu complexe ; l’Homme prend du recul, distingue le Bien et le Mal, le Yin et le Yang, l’Ombre et la Lumière. Contrastes aussi du buis rigide, des graminées légères, des carreaux noirs et blancs.
Des instruments de musique viennent clore ce parcours, rappelant que c’est à travers les arts que l’homme tente de sublimer ses angoisses et de s’élever.
Touchés comme nous le sommes, il nous reste le frais passage de la grande Roseraie, montée de manière classique avec douze arceaux en anses de panier. Les variétés anciennes s’ouvrent sur de plus modernes. Allons ! Nous terminons chez la Reine des Fleurs !
En conclusion, un jardin hors normes, prenant et original, qui requiert une approche singulière. Il a du sens et porte des valeurs. Je vois dans ce château un grand navire qui, au fond, n’a jamais changé de cap. Il entre fièrement, devise haute, dans la modernité, toutes voiles dehors, avec sa riche cargaison.
Quel exemple !
Jean-Luc de Feuardenttos
Le jardin, situé 425 rue du Château, 76480 Saint Pierre de Varengeville, entre Duclair et Barentin, est très largement ouvert au public, d’accès libre et gratuit. Le site www.matmutpourlesarts.fr est remarquable en termes d’informations et d’illustrations.